Ce chapitre est dédié à The Tarrered Cover, la légendaire librairie
indépendante de Denver. Je suis tombé sur The tattered Cover par pur
hasard : Alice et moi venions l’atterrir à Denver, en provenance de
Londres, et il était tôt, il faisait froid, et il nous fallait du café.
Nous conduisions en ronds, sans but, dans une voiture de location, et
c’est ainsi que nous l’avons vue : l’enseigne de The Tattered Cover.
Quelque chose m’a chatouillé le cortex — j’étais certain d’avoir entendu
parler de cet endroit. Nous nous sommes arrêtés (en récupérant un café)
et nous sommes rentrés dans la boutique — un Pays des Merveilles de bois
sombre, de lutrins, et de kilomètres d’étagères.
The Tattered Cover 1628 16th St., Denver, CO USA 80202 +1 303 436
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Aucune des trois gars n’était en vue à ce moment, alors je suis parti
comme une flèche. Ma tête me faisait tellement mal que j’ai pensé
qu’elle devait saigner, mais mes mains restaient sèches. Ma cheville
foulée s’était raidie dans le camion, alors je courais comme une
marionette cassée, et je ne me usis arrêté qu’une fois, pour annuler la
suppression de la photo sur le téléphone de Masha. J’ai éteint sa radio
— à la fois pour économiser la batterie et pour qu’on ne l’utilise pas
pour me traquer — et j’ai réglé la mise en veille à deux heures, le plus
long délai disponible. J’ai essayé de le configurer pour ne pas demander
de mot de passe quand il sortait du mode de veille, mais il fallait un
mot de passe pour ça. Il faudrait juste que je tapotte l’écran au mois
une fois toutes les deux heures jusqu’à ce que je trouve comme sortir la
photo du téléphone. Il me faudrait un chargeur, d’ici là.
Je n’avais pas de plan. Il m’en fallait un. Il fallait que je m’assoie,
que je me mette en ligne — pour décider ce que j’allais faire ensuite.
J’en avais plus qu’assez de laisser les autres décider à ma place. Je ne
voulais pas agir en fonction de ce que Masha faisait, ou de ce que le
DSI faisait, ou à cause de mon père. Ou à cause d’Ange ? Bon, peut-être
bien que j’agirais en fonction d’Ange. Ca serait même très bien, à la
reflexion.
Je m’étais glissé le long des collines, en empruntant des allées autant
que possible, et en me fondant dans la foule de Tenderloin. Je n’avais
pas de destination à l’esprit. Toutes les quelques minutes, je plongeais
la main dans ma poche et je pressais une touche du téléphone de Masha
pour l’empêcher de se mettre en veille. Il était encombrant, ouvert dans
ma veste.
Je me suis arrêté et je me suis appuyé contre un bâtiment. Ma cheville
me faisait souffrir. Où étais-je seulement ? O’Farrell, sur Hyde Street.
Devant un “salon de massage asiatique” louche. Mes pieds perfides
m’avaient ramené à la case Départ — ramené là où la photo du téléphone
de Masha avait été prise, quelques secondes avant que le Bay Bridge
n’explose, avant que ma vie ne change pour toujours.
J’aurais voulu m’asseoir sur le trottoir et me rouler en boule, mais ça
n’aurait rien résolu à mes problèmes. Il fallait que j’appelle Barbara
Stratford, que je lui dise ce qui s’était passé. Lui montrer la photo de
Darryl. Qu’est-ce que je racontais ? Il fallait que je lui montre la
vidéo, celle que Masha m’avait envoyée — celle où le chef de cabinet du
Président se réjouissait des attentats sur San Francisco et avouait
qu’il avait connaissance du lieu et de l’instant des prochains
attentats, et ne ferait rien pour les empêcher parce que cela aiderait à
faire réélire son candidat.
En voilà, un plan : contacter Barbara, lui donner les documents, et les
lui faire imprimer. La VampMob devait avoir fait paniquer les gens,
donné l’impression que nous étions vraiment une bande de terroristes.
Bien sûr quand je l’avais préparée, j’avais pensé en terme de diversion
efficace, pas de ce qu’en penserait un plouc amateur de rally automobile
au Nebraska. J’appelerais Barbara, et je ferais ça bien, depuis un
téléphone public, en montant ma capuche pour que les inévitables caméra
de surveillance ne me photographient pas. J’ai pêché une pièce d’un
quart de dollar de ma poche et je l’ai nettoyée avec les pans de ma
chemise pour en enlever les empruntes digitales. Je me suis rendu à un
arrêt de tram où j’ai vu la couverture du Bay Guardian de la semaine,
empilé sur un grand tas à côté d’un sans-abri noir qui m’a souri.
— Vas-y, lis la couverture, c’est gratuit — mais pour regarder
l’intérieur, c’est cinquante cents.
C’était le plus gros titre que j’aie vu depuis le Onze Septembre:
DANS GUANTANAMO-SUR-LA-BAIE
Juste dessous, en caractères à peine plus petits: « Comment le DSI a
détenu nous enfants et nos amis dans des prisons secrètes à deux pas de
chez nous ». Par Barbara Stratford, reporter spéciale au Bay Guardian.
— Tu arrives à croire un truc pareil ? a-t-il dit. En plein ici, à San
Francisco. Vraiment, quel gouvernement de merde.
En théorie, le Guardian était gratuit, mais ce type avait apparemment récupéré tous les exemplaires du marché local. J’avais un quart de dollar dans la main. Je l’ai jeté dans sa tasse et j’en ai pêché un autre. Je n’ai pas pris la peine d’en effacer les empreintes, cette fois.
On nous a dit que le monde s’était changé à jamais lorsque des inconnus
ont
fait sauter le Bay Bridge. Des milliers de nos amis et de nos voisins
sont
morts ce jour-là. Presque aucun d’entre eux n’a été retrouvé ; leurs
corps
sont présumés enfouis dans le port de notre ville.
Mais un rapport extraordinaire soumis à notre reporter par un jeune
homme
arrêté par le DSI dans les minutes qui ont suivi l’explosion indique
que
notre propre gouvernement a détenu illégalement beaucoup de ces morts
présumés
sur l’île de Treasure Island, qui a été évacuée et déclarée zone
militaire peu
après l’attentat…
Je me suis assis sur un banc. Le même banc, ai-je remarqué avec un
frisson dans l’échine, que celui sur lequel nous avions assis Darryl
après nous être échappés de la station du BART — et j’ai lu l’article
d’un bout à l’autre. Ca m’a pris des efforts pour ne pas éclater en
sanglots sur place. Barbara avait trouvé des photos de moi et Darryl
faisant les clown ensemble et les avait intercalées dans le texte. Les
photos avaient peut-être une année, mais j’avais l’air tellement plus
jeune dessus, comme si j’avais 10 ou 11 ans. J’avais beaucoup grandi ces
quelques derniers mois.
L’article était magnifiquement écrit. Le traitement auquel avaient été
soumis les pauvres gosses dont elle parlait m’indignait, et je me
souvenais alors que c’était de moi-même qu’elle parlait. Le mot de Zeb
était là, son écriture en pattes de mouches reproduite en grand, sur une
demi-page de journal. Barbara avait déterré encore plus d’informations
sur les autres jeunes disparus et présumés morts, une longue liste, et
demandait combien d’entre eux étaient coincés sur l’île, à quelques
kilomètres de la porte de leurs parents.
J’ai tiré un autre quart de dollar de ma poche, puis j’ai changé d’avis.
Quelle chance que le téléphone de barbara ne soit pas sur écoute ? Je
n’avais plus le moindre moyen de l’appeler à présent, pas directement.
Il me fallait un intermédiaire pour la contacter et fixer un rendez-vous
quelque part au Sud. Mes plans partaient en fumée. Ce qu’il me fallait
vraiment, vraiment, c’était Xnet.
Comment diable est-ce que j’irais en ligne ? Le détecteur de Wifi de mon
téléphone clignotait comme un fou — il y avait du wireless tout autours
de moi, mais je n’avais pas la Xbox, la télévision et le DVD de
ParanoidXbox qu’il m’aurait fallu pour en profiter. Du WiFi, du WiFi
partout…
C’est alors que je les ai repérés. Deux adolescents, d’à peu près mon
âge, qui évoluaient au milieu de la foule en haut des escaliers qui
descendaient dans le BART.
Ce qui a attiré mon attention, c’est leur façon de se déplacer, un peu
maladroitement, en se cognant aux pendulaires et aux touristes. Chacun
avait la main dans sa poche, et à chaque fois qu’ils se regardaient dans
les yeux, ils pouffaient. On n’aurait pas pu brouiller plus
ostensiblement, mais la foule les ignorait complètement. Dans ce
quartier, on s’attend à esquiver des clochards et des ivrognes, on ne
regarde pas les gens dans les yeux, on ne regarde même pas autours de
soi si on peut l’éviter.
Je me suis faufilé à côté de l’un d’entre eux. Il avait l’air vraiment
jeune, mais il ne pouvait pas l’être plus que moi.
— Hé, ai-je fait, hé, les gars, vous pourriez venir ici une seconde ?
Il a fait semblant de ne pas m’entendre. Il regardait au-delà de moi,
comme on évite un sans-abri.
— Allez, ai-je pressé, je n’ai pas beaucoup de temps.
J’ai attrapé son épaule et j’ai sifflé dans son oreille :
— Les flics sont après moi. Je suis du Xnet.
Il avait l’air d’avoir peur, maintenant, comme s’il avait voulu
s’enfuir, et son ami est venu sur nous.
— Je suis sérieux, ai-je poursuivi. Ecoutez-moi juste un moment.
L’ami est arrivé. Il était plus grand, et barraqué — comme Darryl.
— Hé, a-t-il fait, il y a quelque chose qui ne va pas ?
Son ami a chuchoté dans son oreille. Ils ont tous les deux eu l’air
prêts à prendre leurs jambes à leur cou. J’ai saisi mon édition du Bay
Guardian de dessous mon bras et l’ai secouée sous leur nez.
— Regardez la page 5, OK ?
Ils l’ont fait. Ils ont regardé les titres. La photo. Moi.
— Oh, mec ! a fait le premier d’entre eux. On ne te mérite pas !
Il me souriait comme un fou, et le plus costaud m’a tapé dans le dos.
— C’est pas vrai, s’est-il exclamé, tu es M…
J’ai pressé une main sur sa bouche.
— Venez pas là, OK ?
Je les ai ramenés à mon banc. J’ai remarqué une vieille tache brune sur
le trottoir dessous. Le sang de Darryl ? J’en ai eu la chair de poule.
Nous nous sommes assis.
— Je suis Marcus, ai-je annoncé, en déglutissant de donner mon vrai nom
à ces deux-là qui ne connaissaient déjà comme M1k3y. Je brûlais ma
couverture, mais le Bay Guardian m’avait déjà identifié publiquement.
— Nate, a dit le petit.
— Liam, a fait le grand. Eh, mec, c’est vraiment un honneur de te
rencontrer. T’es, genre, notre héros…
— Ne dites pas ça, ai-je coupé. Ne dites pas ça. Vous deux, vous avez
l’air d’une enseigne au néon qui clignote en disait « Je fais du
brouillage, s’ils-vous-plaît, traînez-moi par le peau du cul à
Guantanamo-sur-la-baie ». Vous ne pourriez pas être plus visibles.
Liam a eu l’air prêt à pleurer.
— Ne vous en faites pas, vous ne vous êtes pas faits serrer. Je vous
donnerai quelques tuyaux, plus tard.
Son visage s’est éclairé. Il devenait bizarrement clair que ces deux-là
idolâtraient M1k3y, et qu’ils feraient n’importe quoi que je leur
dirais. Ils souriaient comme des idiots. Ils me mettaient mal à l’aise,
me donnaient des crampes d’estomac.
— Ecoutez, il faut que j’aille sur Xnet, maintenant, sans rentrer chez
moi ni même passer près de chez moi. Est-ce que vous habitez dans le
coin ?
— Moi oui, a fait nate. Là-haut, au sommet de California Street. C’est
une petite trotte — les pentes sont raides.
Je venais juste de les descendre. Masha était quelque part là-haut. Mais
même, c’était mieux que ce que j’aurais pu espérer.
— Allons-y, ai-je enjoint.
Nate m’a prêté sa casquette de baseball et nous avons échangé nos
blousons. Je n’avais pas besoin de me soucier de la reconnaissance de
démarche, pas avec les élancements dans ma cheville — je boitais comme
un figurant dans un film de cow-boys.
Nate vivait dans un immense appartement de quatre pièces en haut de Nob
Hill. L’immeuble avec un portier, en livrée rouge avec des galons dorés,
qui a touché son chapeau et appelé Nate “Monsieur Nate” en nous
accueillant. L’endroit était impeccable et sentait la cire à bois. J’ai
essayé de ne pas rester bouche béante devant ce qui devait être un
appart à deux millions.
— Mon père, a-t-il expliqué. Il était banquier d’investissements.
Beaucoup en assurance-vie. Il es tmor quand j’avais 14 ans et nous avons
tout récupéré. Ils avaient divorcé depuis des années, mais il avait
laissé ma mère suele bénéficiaire.
Depuis la fenêtre qui allait du sol au plafond, on avait un vue à couper
le souffle de l’autre versant de Nod Hill, jusqu’à Fisherman’s Wharf,
les moignons hideux de Bay bridge, les foules de grues et de camions. A
travers la brume, je pouvais deviner les contours de Treasure Island. En
regardant directement vers le bas, j’ai éprouvé l’envie démente de
sauter.
Je me suis connecté avec sa Xbox connectée à un gigantesque écran à
plasma dans le salon. Il m’a montré combien de réseaux WiFi étaient
visibles depuis son nid d’aigle — une vingtaine, une trentaine. C’était
un bon coin pour pratiquer Xnet.
Il y avait beaucoup de messages dans ma boîte aux lettres de M1k3y.
20’000 messages depuis qu’Ange et moi étions partis de chez elle ce
matin. Beaucoup venaient de la presse, pour demander des interviews,
mais la plupart venaient de Xnetters, de gens qui avaient lu l’article
du Bay Guardian et m’écrivaient qu’ils feraient n’importe quoi pour
m’aider, tout ce dont j’aurais besoin.
Ca m’a tué. Les larmes ont commencé à rouler sur mes joues.
Nate et Liam ont échangé un regard. J’ai essayé de m’arrêter, mais
c’était sans espoir. J’étais en sanglots. Nate est allé à une étagère de
chêne et a fait tourner un rayon pour révéler un bar, avec une rangée de
bouteilles brillantes. Il m’a servi un verre de quelque chose de brun-or
et me l’a apporté.
— Un whisky irlandais rare, a-t-il annoncé. Le préféré de ma mère.
Ca avait le même goût que le feu et que l’or. Je l’ai siroté en essayant
de ne pas m’étrangler. Je n’aimais pas vraiment les alcools forts, mais
ça c’était différent. J’ai inspiré profondément à plusieurs reprises.
— Merci, Nate.
On aurait dit que je lui avais épinglé une médaille sur la poitrine.
C’était un brave gars.
— Bon, ai-je fait en ramassant le clavier. Les deux garçons on regardé,
fascinés, pendant que je passais mes mails en revue sur l’immense
écran,
Ce que je cherchais, avant tout, c’était un mail d’Ange. Il avait une
chance pour qu’elle se soit simplement échappée. Il y avait toujours une
chance.
J’étais idiot d’espérer. Il n’y avait rien venant d’elle. J’ai commencé
à parcourir les mails aussi vite que possible, en triant les invitations
de la presse, les messages d’admirateurs, les menaces, le spam… Et c’est
alors que je l’ai trouvée : une lettre de Zeb.
> Ca n’était pas cool de me réveiller ce matin et
> de retrouver la lettre que j’aurais cru que tu
> détruirais dans le journal. Pas cool du tout.
> Ca m’a donné l’impression d’être… traqué.
> Mais j’ai fini par comprendre pourquoi tu as
> fait ça. Je ne suis pas sûr d’approuver cette
> tactique, mais il est évident que tes intentions
> étaient bonnes.
> Si tu lis ceci, ça veut dire qu’il y a de bonnes
> chances pour que tu sois passé dans la clandestinité.
> Ca n’est pas facile. J’ai dû apprendre. J’ai dû
> apprendre beaucoup d’autres choses. Je peux t’aider.
> C’est quelque chose que je devrais faire pour toi.
> Tu fais ce que tu peux pour moi (même si tu ne le
> fais pas avec ma permission).
> Réponds si tu reçois ceci, si tu es en fuite et seul.
> Ou réponds si tu es détenu, torturé par nos amis de
> Guantanamo, et que tu veux que la souffrance s’arrête.
> S’ils te tiennent, tu feras ce qu’ils te disent. Je
> sais ça. Je prends le risque. Pour toi, M1k3y.
Ouaaaaaaaaah, a soufflé Liam. Meeeeeec.
Je l’aurais frappé. Je me suis retourné pour lui asséner une remarque
cinglante et tranchante, mais il me regardait avec des yeux grands comme
des soucoupes, l’air prêt à tomber à genoux en adoration devant moi.
— Est-ce que je peux juste dire, a dit Nate, est-ce que je peux juste
dire que c’est le plus grand honneur de toute ma vie de t’avoir aidé ?
Je peux juste dire ça ?
J’avais le sang aux joues. Il n’y avait rien à faire. Ces deux-là
avaient les yeux pleins d’étoiles, même si j’étais loin d’en être une,
en tout cas pas à mes propres yeux.
— Est-ce que vous pourriez… J’ai dégluti. Est-ce que vous pourriez me
laisser seul un instant ?
Ils ont reculé comme des chiots honteux et je me suis senti comme un
abruti. J’ai tapé à toute vitesse.
> Je m’en suis sorti, Zeb. Et je suis en fuite.
> J’ai besoin de toute l’aide que je peux avoir.
> Je veux que ça finisse aussi vite que possible.
Je me suis souvenu de sortir le téléphone de Masha de ma poche et de le
tripoter pour l’empêcher de se mettre en veille.
Ils m’ont laissé prendre une douche, m’ont donné des vêtements, un sac à
dos neuf avec la moitié de leur nécessaire de survie dedans — barres
énergétiques, médicaments, sachets endo- et exothermiques, et un vieux
sac de couchage. Ils y ont même glissé une Xbox Universal pré-installée
avec ParanoidLinux dessus. C’était une jolie attention. J’ai dû refuser
le pistolet lance-fusées.
J’ai vérifié mes e-mails continuellement pour savoir si Zeb avait
répondu. J’ai répondu à mes amdirateurs. J’ai répondu aux mails de la
presse. J’ai supprimé les menaces. Je m’attendais presque à trouver
quelque chose de Masha, mais il y avait toutes les chances pour qu’elle
soit déjà à mi-chemin de Los Angeles, les doigts blessés, et sans rien
avec quoi taper. J’ai effleuré son téléphone encore une fois.
Ils mont encouragé à prendre une sieste et pendant un bref instant
honteux, j’ai eu une bouffée de paranoïa et soupçonné ces gars de
comploter à me livrer quand je dormirais. Ce qui était idiot — ils
pouvaient me dénoncer tout aussi facilement quand j’étais réveillé. Je
n’arrivais simplement pas à intégrer l’idée qu’ils aient une si haute
opinion de moi. Je savais, intellectuellement, qu’il se trouverait des
gens pour suivre M1k3y. J’en avais rencontré certains le matin même, qui
criaient MORS MORS MORS et je promenaient en vampires au Centre Civique.
Mais ces deux-là étaient plus personnels. C’étaient juste des gars
gentils, patauds, qui auraient pu être mes meilleurs amis du temps
d’avant le Xnet, juste deux copains avec qui traîner pour faire des
trucs d’adolescents. Ils s’étaient portés volontaires pour rejoindre une
armée, mon armée. J’étais responsable d’eux. Livrés à eux-mêmes, ils se
feraient arrêter, ce n’était qu’une question de temps. Ils faisaient
trop facilement confiance.
— Les gars, écoutez-moi une seconde. Il y a quelque chose de sérieux dont il faut que je vous parle.
Ils ont presque bondi au garde-à-vous. Ca aurait été drôle si ça n’avait pas été si effrayant.
— Voilà. Maintenant que vous m’avez aidé, c’est devenu très dangereux.
Si vous vous faites arrêter, je serai capturé aussi. Ils sortiront de
vous tout ce que vous savez…
J’ai levé la main pour faire cesser leurs protestations.
— Non, arrêtez. Vous n’avez pas vécu ça. Tout le monde parle. Tout le
monde à un point de rupture. Si vous vous faites prendre, vous leur
dites tout, tout de suite, aussi vite que possible. Ils finiraient par
l’avoir de toute façon. C’est comme ça que ça marche. Mais vous ne serez
pas pris, et voici pourquoi : vous n’êtes plus des brouilleurs. Vous
n’êtes plus en service actif. Vous êtes…
J’ai fouillé ma mémoire pour retrouver les termes de thrillers
d’espionage.
— Vous êtes des agents dormants. Cessez vos opérations. Comportez-vous
comme des adolescents normaux. D’une façon ou d’une autre, je vais faire
sortir cette histoire, la révéler au monde, et la faire cesser. Ou alors
ils me captureront et me feront disparaître. Si vous n’entendez pas
parler de moi dans les 72 heures, considérez-moi comme pris. Alors vous
ferez ce que vous voudrez. Mais ces trois prochains jours — et aussi
longtemps qu’il le faudra, si c’est ce que je vous ordonne — arrêtez
tout. Vous me le promettez ?
Ils ont juré solenellement. Je les ai laissés me convaincre de prendre une sieste, mais je leur ai fait promettre de me réveiller toutes les heures. Il fallait que je manipule le téléphone de Masha et je voulais savoir dès que possible quand Zeb me recontacterait.
Le rendez-vous était fixé dans une rame du BART, ce qui me rendait
nerveux. Elles étaient pleines de caméras. Mais Zeb savait ce qu’il
faisait. Il m’avait dit de le retrouver dans le dernier wagon d’un train
particulier qui partait de Powell Street Station, à une heure où le
srames seraient pleine à craquer. Il est remonté jusqu’à moi dans la
foule, et les braves pendulaires de San Francisco se sont écartés sur
son passage, le vide qui entoure tujours les sans-abris.
— Content de te revoir, a-t-il murmuré en faisant face à la porte.
En regardant dans le verre sombre, je pouvais voir que personne n’était
assez près pour nous écouter — pas sans un équipement microphonique
performant, et s’ils en savaient assez pour venir ici avec un de ces
trucs, nous étions morts de toute manière.
— Toi aussi, vieux frère, ai-je répondu. Je… je suis désolé, tu sais ?
— Boucle-la. Ne sois pas désolé. Tu es plus courageux que moi. Est-ce
que tu es prêt pour passer dans la clandestinité, maintenant ? Prêt à
disparaître ?
— Oui, à ce propos…
— Oui ?
— Ca n’est pas ça, le plan.
— Oh !, a-t-il fait.
— Ecoute, d’accord ? J’ai… j’ai des photos, et des vidéo. Du matériel
qui peut servir de preuve.
J’ai touché du doigt le téléphone de Masha dans ma poche. J’avais acheté
un chargeur adapté à Union Square en venant, et je m’étais arrêté à un
café où je l’avais branché assez longtemps pour que la batterie revienne
à quatre barres sur cinq.
— Il faut que je passe ça à Barbara Stratford, la dame du Guardian. Mais
ils la surveilleront pour voir si je me montre.
— Tu ne penses pas qu’ils me chercheront aussi, moi ? Si ton plan
suppose que j’approche à moins de deux kilomètres de cette femme ou de
son bureau…
— Je veux que tu ailles chercher Van et que tu l’amènes à un rendez-vous
avec moi. Est-ce que Darryl t’a parlé de Van ? La fille…
— Il m’en a parlé. Oui oui, il m’en a parlé. Tu ne penses pas qu’elle
sera sous surveillance ? Comme tous ceux qu’ils ont arrêtés ?
— Je pense que oui. Je ne pense pas qu’ils la surveilleront autant. Et
Van a les mains totalement propres. Elle n’a jamais été impliquée dans
aucun de mes… J’ai dégluti. De mes projets. Alors ils pourraient être
plus relâchés avec elle. Si elle appelle le Bay Guardian pour prendre
un rendez-vous pour leur dire que je raconte des conneries, peut-être
qu’ils la laisseront y aller.
Il a contemplé la porte un long moment.
— Tu sais ce qui va se passer quand ils nous rattraperont.
Ce n’était pas une question. J’ai acquiescé.
— Tu es sûr ? Certaines des personnes qui étaient avec nous sur Treasure
Island ont été emportées en hélicoptère. On les a emmenés au large. Il y
a des pays où les Etats-Unis sous-traitent leur torture. Des pays où tu
vas pourrir toute ta vie. Des pays où tu voudras qu’ils en finissent,
qu’ils te fassent creuser une tombe et qu’ils te tirent une balle dans
la nuque au bord du trou.
J’ai dégluti et acquiescé.
— Est-ce que le risque en vaut la chandelle ? Nous pouvons vivre dans la
clandestinité pour très, très longtemps. Un jour, notre pays pourrait
revenir. On peut simplement attendre que ça se tasse.
J’ai secoué la tête.
— On n’a rien sans rien. C’est notre pays. On nous l’a pris. Les
terroristes qui commettent des attentats sont toujours en liberté — mais
nous, pas. Je ne peux pas partir dans la clandestinité pendant un an,
dix ans, ma vie entière, en attendant que la liberté me tombe toute
cuite dans le bec. La liberté, c’est quelque chose qu’on conquiert pour
soi-même.
Cette après-midi, Van a quitté l’école comme d’habitude, assise à
l’arrière du bus avec ses amis les plus proches, riant et plaisantant
comme elle faisait toujours. Les autres passagers du bus l’ont
particulièrement remarquée, parce qu’elle était si bruyante, et
par-dessus le marché elle portait ce chapeau géant stupide tout mou, qui
avait l’air de sortir d’une pièce de théâtre montée dans une école sur
les duellistes de la Renaissance. A un certain moment, elles se sont
tassées toutes ensemble, puis se sont retournées pour regarder par la
vitre arrière du bus, en montrant du doigt et en gloussant. La fille qui
portant à présent le chapeau était de la même taille que Van, et de dos,
ça aurait bien pu être elle.
Personne n’a prêté attention à la petite Asiatique réservée qui est
sortie quelques arrêts avant le BART.
Elle portait un uniforme scolaire simple, et a timidement gardé les yeux
au sol en descendant. De plus, à ce moment précis, la fille coréenne
bruyante a poussé un cri et ses amis l’ont suivie, en riant tellement
fort que même le conducteur du bus a ralenti et s’est retourné sur son
siège pour leur jeter un regard assassin.
Van s’est hâtée le long de la rue en gardant la tête baissée, les
cheveux attachés et passés dans le col de son blouson démodé. Elle avait
glissé des semelles dans ses chaussures qui lui ajoutaient cinq
centimètres instables, et elle avait délaissé ses verres de contact pour
la paire de lunettes qu’elle aimait le moins, avec d’énormes lentilles
qui lui mangeaient la moitié du visage. Bien que je l’aie attendue à
l’arrêt de bus et que j’aie su à quele heure elle viendrait, je l’ai à
peine reconnue. Je me suis levé et j’ai marché derrière elle, de l’autre
côté de la rue, en laissant un demi-pâté de maison entre nous. Les gens
qui me croisaient détournaient la tête aussi vite que possible. J’avais
vraiment l’air d’un jeune sans-abri, avec un panneau en carton, un
manteau sali par la rue, un énorme sac à dos bourré d’affaires avec du
ruban adhésif sur ses déchirures. Personne n’a envie de regarder un
gamin des rues, parce que quand on le regarde dans les yeux, il risque
de demander de la monnaie. J’avais sillonné Oakland toute l’après-midi
et les seuls qui m’avaient parlé avaient été un Témoin de Jéhovah et un
Scientologue, tous deux pour tenter de me convertir. On se sentait sale,
comme si on s’était fait draguer par un pervert.
Van a suivi les indications que j’avais soigneusement notées. Zeb les
lui avait passées de la même façon qu’il m’avait donné son billet devant
le lycée — en lui rentrant dedans pendant qu’elle attendait le bus et en
s’excusant à profusion. J’avais écrit le billet simplement et sans
détours, en lui expliquant juste : Je sais que tu n’es pas d’accord. Je
comprends. Mais ça, c’est le plus important service que je t’aie jamais
demandé. S’il-te-plait. S’il-te-plait.
Elle viendrait. Je savais qu’elle le ferait. Nous nous connaissions
depuis longtemps, Van et moi. Elle n’appréciait pas plus que moi comment
le monde tournait. De plus, avait fait remarqué une voix mauvaise et
sarcastique dans ma tête, on la soupçonnait aussi maintenant que
l’article de Barbara était sorti. Nous avons marché ainsi sur six ou
sept pâtés de maisons, en examinant les passants proches de nous et les
voitures qui nous dépassaient.
Zeb m’avait expliqué les filatures à cinq personnes, où cinq agents en
civil se relayent pour suivre leur cible, ce qui les rend presque
impossibles à repérer. Il faut se rendre dans un endroit complètement
désert, où quiconque se remarquerait comme un épouvantail dans un
champs.
L’échangeur de la 880 se trouvait à quelques pâtés de la station
Coliseum du BART, et même avec les détours qu’a faits Van, ça ne nous a
pas pris longtemps pour y arriver. Le bruit de l’autoroute était
assourdissant. Il n’y avait personne à la ronde, pas que je voie.
J’avais fait une reconnaissance du site avant de le suggérer à Van dans
mon billet, et pris soin de chercher les cachettes où quelqu’un aurait
pu se dissimuler. Il n’y en avait pas.
Elle a cligné des yeux comme une chouette en me regardant derrière ses
lunettes.
— Marcus, a-t-elle soufflé, ses yeux humides.
Je me suis rendu compte que j’avais les larmes aux yeux moi aussi. Je
ferais un fugitif vraiment lamentable. Trop sentimental. Elle m’a serré
dans ses bras si fort que j’en ai eu la respiration coupée. Je l’ai
serrée encore plus fort. Alors, elle m’a embrassé.
Pas sur la joue, pas comme une soeur. En plein sur les lèvres, un baiser
chaud, humide, brûlant qui a semblé durer une éternité. J’étais
tellement submergé d’émotions — non, c’est des conneries. Je savais
parfaitement ce que je faisais. Je lui ai rendu son baiser.
Puis j’ai arrêté et j’ai reculé, en la repoussant presque.
— Van, ai-je coassé
— Oups.
— Van.
— Désolée.
— Je… Quelque chose m’a frappé à ce moment précis, quelque chose que
j’aurais dû réaliser depuis très, très longtemps.
— Tu es amoureuse de moi ?
Elle a acquiescé d’un air misérable.
— Ca fait des années, a-t-elle répondu.
Oh, mon Dieu. Darryl, toutes ces années, qui était tellement dingue
d’elle, et tout ce temps c’était moi qu’elle regardait, moi qu’elle
désirait en secret. Et alors j’avais fini avec Ange. Ange disait bien
qu’elle s’était toujours battue avec Van. Et moi qui baroudais en me
plongeant dans les ennuis.
— Van, ai-je commencé, Van, je suis tellement désolé.
— Laisse tomber, a-t-elle fait en détournant le regard. Je sais que ça
ne peut pas marcher. Je voulais juste le faire une fois, juste au cas
où…
Elle a ravalé ses paroles.
— Van, il faut que tu fasses quelque chose pour moi. Quelque chose
d’important. Il faut que tu rencontres la journaliste du Bay Guardian,
Barbara Stratford, celle qui a écrit l’article. J’aimerais que tu lui
donnes quelque chose.
J’ai expliqué le téléphone de Masha, je lui ai tout raconté sur la vidéo
que Masha m’avait envoyée.
— Qu’est-ce qui pourrait sortir de ça, Marcus ? A quoi bon ?
— Van, tu avais raison, tout du moins en partie. Nous ne pouvons pas
sauver le monde en mettant d’autres personnes en danger. Il faut que je
résolve ces problèmes en disant ce que je sais. C’est ce que j’aurais dû
faire depuis le début. J’aurais dû aller tout droit chez le père de
Darryl en sortant de prison et lui dire tout ce que je savais. Mais
maintenant, j’ai des preuves. Ces infos — elles peuvent changer le
monde. C’est mon dernier espoir. Le seul espoir qui reste de sortir
Darryl de là, d’avoir une vie que je ne passe pas dans la clandestinité,
à me cacher des flics. Et tu es la seule personne en qui je puisse avoir
confiance pour ça.
— Pourquoi moi ?
— Tu plaisantes, n’est-ce pas ? Regarde comment tu t’en es tirée pour
arriver ici. Tu es une pro. Tu es meilleure à ces trucs qu’aucun d’entre
nous. Tu es la seule en qui j’aie confiance. Voilà pourquoi toi.
— Pourquoi pas ton amie Ange ?
Elle a prononcé le nom sans aucune inflexion, comme si c’était un bloc
de ciment. J’ai regardé à mes pieds.
— Je pensais que tu étais au courant. Ils l’ont arrêtée. Elle est à
Guantanamo — sur Treasure Island. Ca fait des jours qu’elle y est
maintenant.
J’avais essayé de ne pas y penser, de ne pas penser à ce qui pourrait
lui arriver. Maintenant je ne pouvais plus m’en empêcher et j’ai
commencé à sangloter. Je sentais des crampes dans mon estomac, comme si
on m’avait donné un coup de pied, et j’ai pressé mes mains sur mon
ventre pour me soulager. Je me suis plié en deux, et je ne sais comment,
je me suis retrouvé couché sur le côté dans les cailloux sous
l’autoroute, à me tenir les côtes en pleurant.
— Donne-moi le téléphone, a-t-elle ordonné, sa voix un sifflement agacé.
Je l’ai repêché de ma poche et le lui ai passé. Emmarassé, j’ai cessé de
pleurer et je me suis assis. Je savais que la morve me coulait sur le
visage. Van m’a jeté un regard de pure révulsion. .
— Tu dois l’empêcher de se mettre en veille, ai-je rappelé. J’ai un
chargeur ici.
J’ai fouillé dans mon sac. Je n’avais pas dormi une nuit complète depuis
que je l’avais récupéré. J’avais programmé l’alarme du téléphone pour
sonner toutes les 90 minutes et me réveiller pour que je puisse
l’empêcher de se mettre en veille.
— Ne le ferme pas non plus.
— Et la vidéo ?
— Ca c’est plus compliqué, ai-je répondu. Je m’en suis envoyé à moi-même
une copie par e-mail, mais je ne peux plus retourner sur Xnet.
En un instant, j’aurais pu retourner chez Nate et Liam pour utiliser
leur Xbox de nouveau, mais je ne voulais pas prendre le risque.
— Ecoute, je vais te donner mon login et mon mot de passe pour le
serveur mail du Parti Pirate. Tu vas devoir utiliser Tor pour y accéder
— la Sécurité Intérieure est sans aucun doute à l’affût des gens qui se
connectent au mails du p-parti.
— Ton login et ton mot de passe, a-t-elle repris d’un air surpris.
— Je te fais confiance, Van. Je sais que je peux te faire confiance.
Elle a secoué la tête.
— On ne donne jamais ses mots de passe, Marcus.
— Je ne pense pas que ça ait encore de l’importance. Soit tu réussis,
soit je… soit c’est la fin pour Marcus Yallow. Peut-être que je me
trouverai une nouvelle identité, mais j’en doute. Je pense qu’ils vont
m’avoir. J’ai toujours dû savoir qu’ils finiraient par me rattraper, un
jour.
Elle me regardait d’un air furieux.
— Quel gâchis. Et tout ça pour quoi ?
De toute ce qu’elle aurait pu dire, rien n’aurait pu me faire plus mal.
C’était comme un coup de pied dans l’estomac. Quel gâchis, tout ça,
futile. Darryl et Ange, disparus. Je pourrais bien ne plus jamais revoir
ma famille. Et néanmoins, la Sécurité Intérieure tenait toujours ma
ville et mon pays dans une psychose collective où il pouvait se passer
n’importe quoi pour peu que ça se fasse au nom de la lutte contre le
terrorisme. Van avait l’air d’attendre que je réponde quelque chose,
mais je n’avais rien à rétorquer à ça. Elle m’a laissé sur place.
Zeb avait une pizza pour moi quand je suis rentré « chez nous » — la
tente sous un échangeur d’autoroute dnas la Mission qu’il avait montée
pour la nuit. Il avait une tente de surplus militaire, marquée CONSEIL
DE COORDINATION LOCAL DES SANS-ABRIS DE SAN FRANCISCO.
La pizza était une Domino, froide et figée, mais néanmoins délicieuse.
— Tu aimes l’ananas sur ta pizza ? Zeb m’a souri avec condescendance.
Les Freegans ne peuvent pas faire les difficiles, a-t-il poursuivi.
— Freegans ?
— Comme les Végans, sauf que nous ne mangeons que de la nourriture
gratuite.
— Gratuite ?
Il a souri à nouveau.
— Tu sais — la bouffe gratuite. Qu’on trouve dans les marchés gratuits
?
— Tu l’as volée ?
— Mais non, abruti. L’autre marché. Le petit qu’on trouve derrière les
supermarchés. En métal bleu. Qui a une drôle d’odeur.
— Tu as récupéré ça dans les ordures ?
Il a jeté sa tête en arrière et est parti d’un grand rire.
— Mais certainement. Tu devrais voir ta tête. Eh, copain, tout va bien.
Elle n’est pas pourrie. Elle était fraîche — il se sont juste plantés
sur une commande. Ils l’ont jetée dans sa boite. Ils aspergent de la
mort-aux-rats dessus après la fermeture, mais si tu es assez rapide, il
n’y a pas de problème. Tu devrais voir ce que les épiceries bazardent !
Attends le petit déjeuner. Je vais te faire une salade de fruits, tu
m’en diras des nouvelles. Dès qu’une malheureuse fraise dans une
barquette devient un peu verdâtre et poilue, ils jettent le tout…
Je l’ai fait taire. La pizza était très bien. Qu’elle ait traîné dans le
container n’allait pas la contaminer ou je ne sais quoi. Si elle avait
quelque chose de dégoûtant, c’était de venir de chez Domino — les pires
pizzas de toute la ville. Je n’avais jamais aimé leur nourriture, et j’y
avais tourné le dos définitivement quand j’avais découvert qu’ils
subventionnaient une bande de politiciens cinglés qui considéraient le
réchauffement climatique et l’évolution des espèces comme des
conspirations satanistes.
Il n’était néanmoins pas facile de se défaire d’un certain dégoût. Mais
il y avait une autre façon de voir les choses. Zeb m’avait dévoilé un
secret, quelque chose que je n’avais pas anticipé : il y avait tout un
monde caché, des façons de survivre sans participer au système.
— Freegans, hein ?
— Et du yaourt, aussi, a-t-il fait en approuvant vigoureusement de la
tête. Pour la salade de fruits. Ils les jettent le lendemain de la date
de consommation optimale, mais ils ne deviennent pas tout verts sur les
douze coups de minuit. C’est du yaourt, franchement, c’est
essentiellement du lait pourri au départ.
J’ai avalé. La pizza avait un drôle de goût. La mort-aux-rats. Le yaourt
périmé. Les fraises à fourrure. Ca allait me prendre un moment pour m’y
habituer.
J’ai mangé encore une bouchée. En fait, les pizzas de Domino
paraissaient moins dégoûtantes quand on les avait gratuitement.
Le sac de couchage de Liam était chaud et accueillant après une longue
journée émotionellement épuisante. Van devait avoir contacté Barbara,
maintenant. Elle devait avoir la vidéo et la photo. Je l’appellerais le
lendemain matin pour savoir ce qu’elle pensait que je devrais faire
ensuite. Il faudrait que je la revoie après publication, pour confirmer
toutes les informations. Je pensais à tout ça en fermant les yeux, je
pensais à ce que ça serait quand le me dévoilerais, avec les caméras sur
moi, suivant le fameux M1k3y jusqu’à l’intérieur de l’un de ces grands
bâtiments à colonnades du Centre Civique.
Le bruit des voitures qui passaient en rugissant au-dessus de moi s’est
transformé en une sorte de bruit d’océan comme je m’enfonçais dans le
sommeil. Il y avait d’autres tentes tout près, des sans-abris. J’en
avais rencontré certains dans l’après-midi, avant que le soleil ne se
couche et que nous ne nous retirions tous dans nos tentes. Ils étaient
tous plus vieux que moi, avec des mines dures et patibulaires. Aucun
n’avait l’air fou ou violent, par contre. Juste des gens qui n’avaient
pas eu de chance, avaient pris de mauvaises décisions, ou les deux.
J’ai dû m’endormir, parce que je ne me souviens de rien avant qu’une
lumière brillante ne tombe sur mon visage, tellement éclante qu’elle
m’éblouissait.
— C’est lui, a dit une voix derrière la lumière.
— Embarquez-le, a dit une autre voix, une que j’avais déjà entendue, que
j’entendais encore et encore dans mes rêves, qui me faisait la leçon,
qui me demandait mes mots de passe. Coupe-à-la-Serpe. Le sac m’est passé
par-dessus la tête rapidement et s’est refermé sur ma gorge tellement
serré que je me suis étranglé et que j’ai vomi ma pizza freegan. Pendant
que j’avais des spasmes et que je m’étranglais, des mains puissantes
m’ont lié les poignets, puis les chevilles. J’ai été allongé sur un
brancard qu’on a roulé, puis porté dans un véhicule après quelques
marches de métal. On m’a laissé tomber sur un sol matelassé. Il n’a pas
eu le moindre son à l’arrière du véhicule après qu’ils ont fermé les
portes. Le matelassage étouffait tout à part mes propres hoquets.
— Mais, re-bonjour ! a-t-elle fait.
J’ai senti la camionette se balancer quand elle a rampé à quatre pattes
vers moi. J’étais toujours étranglé, et je m’efforçais d’aspirer un peu
d’air. Le vomi remplissait ma bouche et coulait le long de mon
oesophage.
— Nous ne te laisserons pas mourir, a-t-elle déclaré. Si tu t’arrêtes de
respirer, nous rétablirons ta respiration. Ne t’inquiète pas pour ça.
J’ai râlé plus fort. J’ai attrapé un peu d’air. Un peu parvenait à
passer. Une toux profonde et douloureuse a secoué ma poitrine et mon
dos, expulsant une partie du vomi. Encore de l’air.
— Tu vois ? a-t-elle fait. Ca n’est pas si grave. Bienvenue à la maison,
M1k3y. Nous avons quelque chose de très spécial pour toi.
Je me suis allongé sur le dos, et j’ai senti la camionette se balancer.
L’odeur de pizza à moitié digérée m’a d’abord submergé, mais comme pour
tout stimulus puissant, mon cerveau s’y est graduellement habitué et l’a
filtré jusqu’à ce que ce ne soit plus qu’un léger arôme. Le balancement
de la camionette était presque un réconfort.
C’est alors que c’est arrivé. Un calme profond, incroyable s’est emparé
de moi comme si j’étais allongé sur une plage et que l’océan était monté
jusqu’à moi et m’avait soulevé avec autant de tendresse qu’un parent,
m’avait maintenu à flot et emporté dans une mer chaude sous un soleil
chaleureux.
Après tout ce qui s’était passé, j’étais pris, mais ça n’avait aucune
importance. J’avais passé l’information à Barbara. J’avais organisé le
Xnet. J’avais gagné. Et quand bien même je n’aurais pas gagné, j’avais
fait tout ce qui était en mon pouvoir. Plus que ce que j’aurais cru
pouvoir faire. Pendant le trajet, j’ai passé en revue dans mon esprit
tout ce que j’avais fait, pensé à tout ce que j’avais accompli, moi et
les autres. La ville, le pays, le monde étaient pleins de gens qui ne
voudraient pas vivre comme le DSI voulait que nous vivions. Nous
résisterions toujours. Il ne pouvaient pas tous nous mettre en prison.
J’ai soupiré et souri. Elle avait parlé pendant tout ce temps, ai-je
réalisé. J’étais parti si loin dans mon monde qu’elle avait complètement
disparu.
— … gamin intelligent comme toi. On aurait pu croire que tu ne
chercherais pas la bagare avec des gens comme nous. Nous avons gardé
l’oeil sur toi depuis que tu es sorti. On t’aurait eu même si tu n’étais
pas allé pleurnicher chez cette traîtresse de journaliste lesbienne.
Vraiment, je ne te comprends pas — nous avions un arrangement, toi et
moi….
Nous sommes passés en grondant sur une plaque de métal, les par-chocs de
la camionette ont vibré, et le balancement a changé. Nous étions sur
l’eau. Le cap sur Treasure Island. Hé, Ange était là-bas. Et Darryl
aussi. Peut-être.
On ne m’a pas enlevé ma cagoule avant que je n’arrive dans ma cellule.
Ils ne se sont pas occupés des menottes à mes poignets et mes chevilles,
et m’ont simplement fait rouler du brancard sur le sol. Il faisait noir,
mais dans la lueur de la lune qui filtrait par une unique et minuscule
fenêtre, très haut, j’ai vu qu’on avait enlevé le matelas du lit. Dans
la pièce, il y avait moi-même, des toilettes, le cadre d’un lit, un
lavabo, et rien d’autre. J’ai fermé les yeux et j’ai laisse l’océan me
soulever. J’ai dérivé au loin. Quelque part, loin en bas, il y avait mon
corps. Je savais ce qui allait se passer. Ils me laisseraient jusqu’à ce
que je m’urine dessus. De nouveau. Je savais ce que c’était. Je m’étais
déjà pissé dessus. Ca sentait mauvais. C’était froid. C’était humiliant,
comme si on était un bébé.
Mais je survivrais.
J’ai ri. Le son était étrange, et m’a ramené dans mon corps, au présent.
J’ai ri comme un fou. J’avais vécu ce qu’ils pouvaient me faire de pire,
et j’y avais survécu, et je les tiendrais en échec, en échec pendant des
mois, et je démontrerais qu’ils n’étaient que des brutes et des tyrans.
J’avais gagné.
J’ai relâché ma vessie. Elle était pleine et douloureuse, et il n’y a
rien comme l’instant présent.
L’océan m’a emporté.
Quand le matin est revenu, deux gardes, efficaces et impersonnels, ont
coupé les liens de mes poignets et de mes chevilles. Je ne pouvais
toujours pas marcher — quand je me levais, mes jambes se dérobaient
comme celles d’une marionnette sans ficelles. J’étais resté trop
longtemps dans la même position. Les gardes m’ont tiré les bras
par-dessus leurs épaules et m’ont moitié tiré, moitié porté le long d’un
corridor familier. Les codes barres sur les portes se gondolaient et se
décollaient à présent sous l’effet de l’air marin. Une idée m’est
venue.
— Ange !, ai-je crié. Darryl !
Mes gardes m’ont tiré plus vite, clairement perturbés mais sans savoir
quoi faire.
— Les gars, c’est moi, Marcus ! Restez libres !
Derrière l’une des portes, quelqu’un a poussé des sanglots. Quelqu’un
d’autre a crié dans une langue qui m’a eu l’air d’être de l’arabe. Puis
s’est levée une cacophonie, des milliers de voix différentes qui
criaient. Ils m’ont emmené dans une nouvelle salle.
C’était une ancienne salle de douche, dont les pommeaux de douche
étaient restés coulés dans le carrelage.
— Salut, M1k3y, a dit Coupe-à-la-Serpe. On dirait que tu as eu une
matinée mouvementée.
Elle a froncé son nez ostensiblement.
— Je me suis pissé dessus, ai-je annoncé joyeusement. Vous devriez
essayer
— On devrait peut-être te donner un bain, dans ce cas, a-t-elle
rétorqué.
Elle a fait un signe de tête aux gardes, et ils m’ont transporté sur un
autre brancard. Celui-là avait des sangles sur toute sa longueur. Ils
m’ont lâché dessus, et j’ai senti qu’il était glacial et trempé. En un
clin d’oeil, ils m’ont ligoté les épaules, les hanches et les chevilles.
Une minute après, trois autres sangles se sont refermées sur moi. Des
mains d’homme ont relâché des verrous, et je me suis retrouvé penché la
tête en bas.
— Commençons par quelque chose de simple, a-t-elle fait.
Je me suis tordu le cou pour la voir. Elle s’était détournée vers un
bureau sur lequelle une Xbox était connectée à une télévision à écran
plat coûteuse.
— Je voudrais que tu me donnes le mot de passe de ton e-mail au Parti
Pirate, s’il-te-plait ?
J’ai fermé les yeux et laissé l’océan m’emmener.
— Est-ce que tu sais ce qu’est le waterboarding, M1k3y ? Sa voix m’a
ramené. On t’attache dans cette position, et on te verse de l’eau sur la
tête, dans le nez et dans la bouche. Il est impossible de s’empêcher de
suffoquer. Il y en a qui appellent ça un simulâcre d’excécution, et pour
ce que j’en vois depuis l’autre côté de la pièce, c’est une appréciation
honnête. Tu ne peux pas maîtriser la sensation de mourir.
J’ai essayé de repartir. J’avais entendu parler du waterboarding. Nous y
étions, c’était de la vraie torture. Et ce n’était que le début.
Je ne pouvais pas partir. L’océan n’est pas venu me prendre. Ma poitrine
était serrée, mes paupières battaient. Je sentais l’urine séchée sur mes
jambes et la sueur sechée dans mes cheveux. Ma peau me grattait à cause
du vomi seché. Elle est venue bien en vue au-dessus de moi.
— Commençons par les identifiants de connection, a-t-elle fait.
J’ai fermé les yeux et les ai gardés fermés fort.
— Faites-lui faire trempette, a-t-elle ordonné.
J’ai entendu quelqu’un bouger. J’ai inspiré profondément et j’ai retenu
ma respiration.
L’eau a commencé à ruisseler, le contenu d’une tasse versé doucemnt sur
mon menton et mes lèvres. Dans mes narines. Elle a coulé dans ma gorge
et commené à me suffoquer, mais je n’ai pas voulu tousser de peur
d’inspirer et de prendre l’eau dans mes poumons. J’ai gardé mon souffle
et j’ai fermé les yeux plus fort encore.
Il y a eu un vacarme au-dehors, un chaos de bottes, et des cris de
colère outragés. Le bocal s’est vidé sur mon visage.
— Juste ton login, Marcus. Je ne te demande rien de compliqué. Qu’est-ce
que je pourrais faire de ton login, de toute façon ?
Cette fois, c’est tout un seau qui s’est vidé, d’un coup, un flot qui
n’en finissait pas, il devait être gigantesque. Je n’ai pas pu
m’empêcher. J’ai hoqueté et aspiré l’eau dans mes poumons, toussé et
inspité encore plus d’eau. Je savais qu’ils ne me tueraient pas, mais je
ne pouvais pas en convaincre mon corps. Dans chaque fibre de mon être,
je savais que j’allais mourir.
Et ça s’est arrêté. J’ai toussé, et toussé, et toussé encore, mais dans
l’angle où j’étais, l’eau que je toussais retournait couler dans mon nez
et me brûlait les sinus.
Ma toux était tellement profonde qu’elle me faisait mal, dans mes côtes
et dans mes hanches, comme je me tordais dans les sangles. Je détestais
cette façon dont mon corps me trahissait, comme mon esprit ne contrôlait
pas mon corps, mais il n’y avait rien à faire.
Finalement, la toux s’est calmée suffisemment pour que je comprenne ce
qui se passait autours de moi. Des gens hurlaient et il semblait que
quelqu’un résistait et se débattait. J’ai ouvert les yeux et j’ai cligné
des yeux dans la lumière, puis j’ai tourné la tête en toussant encore.
La pièce contenait bien plus de gens qu’au début. La plupart portaient
des gilets pare-balles, des casques, et des visières en plastique fumé.
Ils criaient sur les gardes de Treasure Island, qui criaient en retour,
les nerfs de leurs cous visibles.
— Rendez-vous ! a ordonné l’un des hommes en gilet pare-balles.
Rendez-vous et mettez vos mains sur vos têtes ! Vous êtes en état
d’arrestation !
Coupe-à-la-Serpe parlait au téléphone. L’un des hommes en gilet
pare-balles l’a remarquée, s’est approché vivement et lui a arraché le
téléphone d’une main gantée. Tout le monde s’est tu quand il a volé en
parabole à travers la pièce, et éclaté en une gerbe de fragments en
s’écrasant sur le sol. Le silence s’est rompu quand les gilets
pare-balles ont envahi la pièce. J’ai presque réussi à sourire en voyant
la tête de Coupe-à-la-Serpe quand deux hommes l’ont empoignée par les
épaules, retournée et lui ont passé une paire de menottes en plastique
aux poignets.
L’un des gilets pare-balles s’est avancé dans l’encadrement de la porte.
Il portait une caméra à l’épaule, de l’équipement sérieux avec une
lumière blanche aveuglante. Il a enregistré toute la pièce, en faisant
deux fois le tour de moi en me filmant. Je me suis rendu compte que
j’étais parfaitement immobile, comme si je posais pour un portrait.
C’était ridicule.
— Est-ce que quelqu’un pourrait me détacher de ce truc ?, ai-je fini par
réussir à sortir sans trop tousser.
Deux des gilets pare-balles, dont une femme, se sont avancés jusqu’à moi
et ont commencé à me libérer. Ils ont relevé leurs visières et m’ont
souri. Ils avaient des croix rouges sur les épaules et sur leurs
casques. Sous les croix rouges, il y avait un autre insigne : CHP. La
California Highway Patrol. C’étaient des policiers de l’Etat. J’ai
commencé à demander ce qu’ils faisaient là, et c’est alors que j’ai vu
Barbara Stratford. On l’avait de toute évidence retenue dans le couloir,
mais elle s’est avancée en se frayant un chemin entre les gens. .
— Te voilà !, a-t-elle fait en s’agenouillant à côté de moi et en me
serrant dans ses bras le plus fort, le plus longtemps que j’aie jamais
été.
C’est alors que j’ai compris — Guantanamo-sur-la-Baie était tombé aux
mains de ses ennemis. J’étais sauvé.